A cheval !

L'homme-cheval

l’homme-cheval

    Il y avait autrefois, aux environs de Morlaix, un fort joli manoir, appelé le château de Kermac’hek, habité par une noble dame qui était veuve et n’avait qu’un fils.

 

    Malheureusement, une méchante fée avait condamné cet unique enfant à être métamorphosé en cheval jusqu’au jour où certaines circonstances auraient lieu.

 

    Quand Yves de Kermac’hek (ou plutôt le cheval dans la peau duquel il était) vit arriver la vingtième année, il dit un soir à sa mère qu’il voulait se marier, et la pria de lui trouver une femme.

 

    La pauvre dame fut bien en peine à cette nouvelle, car, hélas ! quelle jeune fille consentirait à s’unir à un cheval ? Elle ne dormit pas de la nuit, mais, quand vint le petit jour, une idée lui vint aussi. Non loin du château habitait un meunier qui avait trois filles et qui lui devait plusieurs années de location. Elle résolut d’aller le trouver. Elle se rendit donc au moulin et fit part de ses projets au meunier. Celui-ci résista d’abord, mais comme il réfléchit que si le mariage se faisait, cela pourrait le libérer de ses dettes, il n’osa refuser, et il fut convenu que le lendemain matin, il enverrait l’ainée de ses filles au château pour blanchir du linge.

 

    Le lendemain la jeune fille s’y rendit, et comme elle était à laver au bord de l’étang, elle vit arriver un beau monsieur, bien habillé, ayant la mine d’un vrai seigneur, qui se mit à causer avec elle. Au bout d’un peu de temps, il lui dit :

 

— Il parait, d’après ce qu’on m’a raconté, que vous devez vous marier avec le fils du château.

— Moi, répondit-elle, me marier avec un cheval ? J’aimerais mieux mourir !

 

    Yves de Kermac’hek, car c’était lui, poussa un cri sauvage et, redevenant cheval, se rua sur la jeune fille et la tua. Il pouvait à certains moments redevenir homme, mais personne ne devait le savoir, si ce n’est celle qui l’épouserait. Après l’avoir tuée, il alla raconter à sa mère ce qui était arrivé, et lui dit de lui trouver une autre jeune fille qui voulût bien se marier avec lui. La pauvre femme se désola, mais comme elle savait que son fils ne renoncerait pas à son projet, elle calma les ressentiments du pauvre meunier en le libérant de ses dettes, puis elle se mit à chercher une autre fiancée pour son fils. Mais la nouvelle de la mort de la première s’était répandue, et partout on refusa ses propositions. Comme elle ne trouvait nulle part une bru et que son fils la pressait de jour en jour davantage, elle se décida à risquer une autre tentative auprès du meunier. Elle se rendit donc au moulin ; le meunier refusa d’abord sa proposition ; mais comme elle lui promit une forte somme d’argent si le mariage se faisait, il finit par consentir, et le lendemain, la seconde de ses filles alla au château pour achever le blanchissage.

 

    Les choses se passèrent comme pour l’aînée : Yves de Kermac’hek vint la voir sous sa forme humaine, lui fit la même demande, et comme elle répondit dans le même sens que sa sœur, il la tua pareillement.

 

    Voilà la pauvre mère encore plus contrariée qu’avant, d’autant plus que son fils, bien loin de renoncer à ses projets de mariage, la pressait de plus en plus de lui trouver une femme ; mais elle eut beau lui en chercher une dans toute la Bretagne et même en France, aucune ne voulait épouser un cheval. Alors pensant que le meunier, auquel elle avait donné une grosse somme d’argent, était un peu calmé, elle lui fit demander sa troisième fille. Cette fois, le meunier refusa nettement ; une seconde fois, elle le fit encore prier, même refus ; une troisième fois elle ne fut pas plus avancée ; enfin, comme elle lui fit proposer de lui donner le moulin s’il consentait à tenter l’aventure, il se laissa fléchir, et envoya Gaïdic, sa dernière fille, achever le lavage que ses aînées avaient commencé. Comme les deux autres fois Yves de Kermac’hek vint la voir au milieu de son travail, et quand il lui demanda si elle consentirait à épouser le fils du château malgré sa métamorphose, Gaïdic lui répondit que oui. Aussitôt, il se jeta à ses pieds, et lui dit :

 

— Écoute, Gaïdic, c’est moi qui suis l’homme-cheval ; la nuit, et parfois à certains moments, pendant le jour, je reprends une forme naturelle ; puisque tu le veux bien, nous nous épouserons ; mais personne ne doit savoir que je puis redevenir homme ; jure-moi de ne le répéter à âme qui vive.

— Je te le jure, dit-elle.

 

    Là-dessus, la jeune fille regagna le château, tandis qu’Yves de Kermac’hek, redevenant cheval, partit en galopant annoncer la bonne nouvelle à sa mère. Celle-ci fut bien joyeuse et accueillit Gaïdic avec empressement.

 

    La noce se fit tout à fait simplement et il n’y eut d’autre fête qu’un repas de famille. Les parents de l’homme-cheval firent l’accueil le plus charmant à Gaïdic et elle vécut dès lors au château, ayant à souhait tout ce qu’elle désirait. Son mari demeurait jour et nuit dans une tour, en une partie retirée du château. Sa femme allait lui porter à manger ; pendant la journée, cela l’attristait de voir que son époux était un cheval, mais elle était bien heureuse, lorsqu’elle allait le visiter la nuit, de le voir revenu sous sa forme naturelle, car alors il était d’une grande beauté.

 

    Au bout de quelques mois, Gaïdic devint enceinte et, à quelques jours de là, ses parents qu’elle n’était pas retournée voir depuis son mariage, voulant réunir chez eux quelques amis, comme c’était souvent la coutume du pays, l’invitèrent pour faire l’honneur de sa présence à la compagnie. Elle s’y rendit, et comme elle était la fille du meunier et que toutes les commères qui se trouvaient là l’avaient connue toute petite, elles étaient hardies avec elle, et la voyant enceinte, elles lui demandèrent comment il se faisait qu’étant mariée à un cheval elle fût devenue dans cet état ; elle refusa d’abord de leur dire, mais pressée de questions, elle finit par leur avouer que son mari n’était pas toujours cheval.

 

    Le soir, quand de retour au château elle fut porter à manger à son mari, celui-ci avait l’air profondément affligé.

 

— Qu’as-tu à être triste ? lui dit-elle.

— Hélas ! lui répondit-il, j’ai bien sujet d’être triste, car dès demain, il me faudra te quitter !

Et comme elle ouvrait des yeux étonnés, il continua :

— Oui, Gaïdic, quand je t’avais fait jurer de ne jamais répéter que j’étais cheval seulement le jour, c’était parce que du moment où le secret serait dévoilé, je redeviendrais homme pour toujours, mais je ne devais pas te prévenir de cela, et d’autre part, du jour où tu trahirais le secret je devrais te quitter. Ce jour est arrivée

— Mais, je t’assure, dit Gaïdic, je n’ai rien dit…

— Ne mens pas, lui répondit-il, je sais fort bien que tu as trahi le secret : au moment même où tu as palé j’en ai été averti, et j’en ai ressenti une secousse dans mon cœur.

 

    Gaïdic se mit à pleurer ; Yves, de son côté, pleurait aussi, car s’il était heureux de voir sa métamorphose cesser, il lui on coûtait de quitter son épouse, et ils passèrent la nuit à se lamenter. Au matin, avant de partir, Yves remit à Gaïdic trois noix, en lui disant de les casser l’une après l’autre, quand elle se trouverait avoir besoin de secours, puis il l’embrassa une dernière fois et disparut.

 

    Gaïdic, en pleurant, alla raconter à sa belle-mère ce qui s’était passé. La dame, tout en se demandant où son fils avait bien pu se rendre, consola de son mieux sa belle-fille, mais Gaïdic ne pouvait se faire à l’idée du départ de son mari, elle restait enfermée toute la journée, et languissait de jour en jour davantage.

Quelques mois après, elle mit au monde un fils qui était beau comme le jour, mais bien qu’elle aimât beaucoup cet enfant, elle pensait toujours à Yves, et sitôt après ses relevailles, elle laissa son garçon à la garde de sa belle-mère, et partit pour courir le monde à la recherche de son époux, sans oublier d’emporter les trois noix qu’il lui avait remises avant de la quitter.

 

    Tant qu’elle put marcher, elle marcha, mais vers la fin du jour, comme elle ne savait où passer la nuit et qu’elle mourait de faim et de fatigue, elle se dirigea vers un château qu’elle apercevait au loin.

 

    Quand elle arriva devant la porte, le gardien lui demanda ce qu’elle voulait. Elle répondit en lui demandant à son tour si on n’avait pas besoin d’une servante. Le portier lui répondit que, justement, il fallait une femme de basse-cour, et qu’il allait en parler à la dame du château. Celle-ci fit venir Gaïdic et la prit à son service.

 

    Il y avait déjà quelque temps qu’elle y était lorsqu’un jour elle vit se promenant dans le parc avec la fille du châtelain, devinez qui ? Son mari Yves de Kermac’hek ! Elle demanda aux autres domestiques quel était ce jeune seigneur. On lui répondit qu’il était arrivé depuis plusieurs mois, et qu’il devait épouser avant peu la demoiselle du château.

 

    Quand Gaïdic apprit cela, elle n’eut plus qu’une pensée, se procurer une entrevue avec son mari et lui apprendre qu’elle était là. Le lendemain, elle ne savait comment faire et était bien embarrassée lorsqu’elle se souvint des trois noix. Elle en cassa donc une pendant qu’elle gardait ses poules dans la prairie située devant le château ; aussitôt se dressa devant elle une belle boutique remplie de magnifiques étoffes et de robes des plus riches couleurs. En faisant sa promenade habituelle, la demoiselle du château fut bien étonnée de voir la fille de basse-cour tenir une aussi belle boutique ; elle regarda les magnifiques vêtements et résolut d’en acheter quelques-uns. Elle s’informa du prix, mais Gaïdic lui répondit qu’ils n’étaient pas à vendre, mais qu’elle les lui donnerait si elle consentait à la laisser passer une nuit dans la chambre de son fiancé. La demoiselle refusa d’abord, mais comme Gaïdic lui répondait qu’elle ne lui donnerait ses étoffes qu’à cette condition, elle finit par consentir. Le soir même, elle lui ouvrit la porte de la chambre de son fiancé, mais celui-ci dormait profondément, car elle avait eu soin de mêler à sa boisson de la poudre qui faisait dormir. En vain Gaïdic secoua son mari, il ne se réveilla pas.

Le lendemain, comme elle gardait encore ses poules à la même place, elle cassa une autre noix. Cette fois, ce fut une boutique pleine d’argenterie qui se dressa devant elle ; la demoiselle vint également voir les belles choses qu’elle avait, et pensant que cela lui servirait pour son mariage, elle voulait les acheter ; mais Gaïdic lui fit les mêmes conditions que pour les étoffes. En songeant à la poudre qui fait dormir, l’autre accepta aisément, et la pauvre fille de basse-cour passa vainement celte seconde nuit dans la chambre de son mari sans pouvoir le réveiller.

 

    Le lendemain, elle se désolait, il lui vint à l’idée de tenter une troisième fois la chance, et elle cassa sa dernière noix. Cette fois ce fut un étalage de bagues d’or, de bijoux et de diamants qui lui apparut ; la jeune châtelaine voulut les acheter, mais Gaïdic lui ayant fait les mêmes conditions que les autres fois, elle accepta enfin en pensant toujours à la poudre qui endort. Mais cette fois elle fut déçue. Le valet d’Yves de Kermac’hek, qui avait deviné ce qui se passait, dit à son maître :

 

— Savez-vous que depuis deux nuits la fille de basse-cour couche dans votre chambre ?

— Tu rêves, ce n’est pas vrai.

— Je vous assure que si ; mais la demoiselle du château, pour que vous ne le sachiez pas, verse chaque soir de la poudre à faire dormir dans votre bol et vous vous endormez aussitôt ; mais, si vous voulez, ce soir, comme la fille de basse-cour doit venir, quand votre fiancée vous apportera à boire, faites semblant d’avaler la boisson, jetez-la derrière le lit et faites mine de dormir.

 

    Yves de Kermac’hek suivit ce conseil. La demoiselle, croyant qu’il avait bu ce qui était dans le bol et qu’il dormait bien fort, le laissa avec la fille de basse-cour. Dès que Gaïdic fut seule avec son époux, elle commença à lui parler : Yves, surpris, cherchait en vain où il avait pu déjà entendre cette voix. Tout à coup il se souvint :

 

— Gaïdic ! dit-il…

— Mon Yves bien-aimé, lui répondit-elle en tombant dans ses bras.

 

    Il passèrent la nuit à se raconter ce qui leur été arrivé depuis leur séparation. Yves fut bien heureux d’apprendre la naissance de son fils, et, résolu de retourner vivre avec sa femme au manoir de Kermac’hek il alla, le lendemain matin, trouver celle qui aurait été sa belle-mère.

 

— Madame, lui dit-il, en arrivant ici j’ai acheté une nouvelle clef pour la serrure de mon armoire, et voici que je viens de retrouver l’ancienne. Je voudrais avoir votre avis pour savoir laquelle je dois mettre en réserve.

 

    Elle lui répondit que si l’ancienne allait bien, il fallait la garder, et mettre la nouvelle en réserve pour le cas où il viendrait à la reperdre.

 

— Alors, Madame, lui répondit-il, je regrette beaucoup de vous le dire, mais j’ai retrouvé mon ancienne femme et, d’après vos conseils, je la garde et je laisse votre fille en réserve.

 

    La dame fut bien contrariée, mais elle ne pouvait se dédire de l’avis qu’elle avait donné.

 

    Yves de Kermac’hek fit alors prévenir sa mère, qui envoya aussitôt un beau carrosse doré pour le chercher ; elle fut heureuse de retrouver son fils et sa belle-fille, qui de leur côté furent bien joyeux de la revoir et surtout de revoir leur propre fils. On célébra leur retour par de grandes fêtes où tout le monde, jusqu’aux pauvres du pays, fut invité, et Yves de Kermac’hek et sa femme vécurent heureux en compagnie de leur fils jusqu’à la fin de leurs jours.

 

 

(Conté par Loeïez Derrien, de Plestin-les-grèves -Côtes-du-Nord- en 1904.)

 

Yves Sébillot

 

 

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05/01/2011
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